Impression de réalité au cinéma et dans les arts visuels

Cet article se veut une étude sur la notion d’impression de réalité, proposée par le sémioticien Christian Metz dans son œuvre majeure, Essais sur la signification au cinémaCette notion porte sur l’effet de réalité subi par le spectateur, mais surtout par le spectateur de cinéma. Dans notre étude nous nous proposons de prendre en considération les niveaux de l’impression de réalité dans le cadre des arts visuels comme la photographie, le théâtre et surtout le cinéma, en nous basant sur les théories des sémioticiens et des linguistes, ainsi que celles des cinéastes.

L’impression de réalité est un fait présent dans presque toutes les formes d’art. Dans les arts visuels, cette notion de réalité créée chez le spectateur est indispensable pour transmettre le message du créateur ; que ce soit le cinéaste, le photographe, le peintre, le dramaturge ou le sculpteur.  

Cette impression de réalité est lié au fait d’imiter les actions humaines ou les événements naturels et sociaux dans les circonstances sociales et communicationnelles. On sait que le terme d’imitation est premièrement lancé par Aristote, dans son œuvre La poétique. Le philosophe grec pense que toute forme d’art se réalise par l’intermédiaire des imitations faites par les hommes : imitations de la nature, des événements ou des hommes.

L’épopée, la poésie tragique, la comédie, la poésie dithyrambique, l’aulétique, la citharistique, en majeure partie se trouvent être toutes, au résumé, des imitations. (…) Tous produisent l’imitation au moyen du rythme, du langage et de l’harmonie employés séparément ou mélangés.

Nous voyons que la poésie, le théâtre (la comédie) et la musique (l’aulétique) font tous partie des procès d’imitation. Plus tard dans son œuvre, Aristote inclurait dans cette liste la tragédie et l’épopée ; et utiliserait le terme « mimésis » qui veut dire « imitation » en grec, terme utilisé par Platon.

En parlant de l’imitation, on peut dire que parmi les arts visuels, ce sont le théâtre et le cinéma qui se rapprochent surtout comme forme d’imitation. Nous pouvons mettre dans une deuxième catégorie la peinture, la photographie et la sculpture. 

Mais du point de vue de la reproduction du mouvement, c’est la photographie qui se rapproche le plus du cinéma : pour créer un mouvement d’une seule seconde, le cinéma exige 24 images présentant les phases consécutives d’un mouvement. C’est la continuité de ces images capturées qui crée le cinéma, d’où sa parenté avec la photographie. L’art de la photographie capture le mouvement, mais le résultat final ne présente pas une « re-production » du mouvement capturé.

Roland Barthes parle de ce caractère figé de la photographie dans son article « Rhétorique de l’image » et le nomme d’« irréalité réelle de la photographie » :

La photographie installe en effet, non pas une conscience de l’être-là de la chose (que toute copie pourrait provoquer), mais une conscience de l’avoir-été-là. (…) Il se produit une conjonction illogique entre l’ici et l’autrefois. C’est donc au niveau de ce message dénoté ou message sans code que l’on peut comprendre pleinement l’irréalité réelle de la photographie ; son irréalité est celle de l’ici, car la photographie n’est jamais vécue comme une illusion, elle n’est nullement une présence(…)

Barthes souligne le fait que la photographie ne crée jamais l’illusion d’un événement qui est en train de se développer sous les yeux du spectateur ; au contraire, une photo représente un événement plus ou moins dans le passé. La différence entre « l’être-là » et « l’avoir-été-là » trace la ligne de démarcation entre la photographie inerte et le cinéma qui n’est que mouvement.  

A titre d’exemple, prenons cette photo d’Henri Cartier-Bresson, intitulée « Jumping man – Eiffel ». Nous avons préféré cette photo pour son dynamisme : un homme, probablement, est en train de sauter, un parapluie à la main ; et derrière lui, deux personnes, peut-être deux amants, se regardent en souriant, leurs parapluies sont retournés à cause du vent. Donc il s’agit de trois éléments créant le dynamisme de cette photo : l’homme qui saute, les amants en interaction et l’existence du vent, dévoilée par l’état des parapluies.  

Mais même malgré ces trois éléments dynamiques, nous ne pouvons pas subir l’impression de réalité juste en regardant la photo. En arrière-plan, sur la Tour Eiffel, il est écrit « 100 ans », ce qui nous incite à penser que c’est déjà une représentation d’un événement dans le passé : on est donc en 1989, puisque la construction de la Tour date de 1889.

En nous appuyant sur cette phrase de Barthes, « la photographie n’est jamais vécue comme une illusion », nous pouvons parler d’autres différences entre la photographie et le cinéma : le montage.

Jean Mitry, théoricien du cinéma, aborde vers la fin de son œuvre intitulée Esthétique et psychologie du cinémale rôle du montage dans la création de l’illusion de réalité qui dépend des connections que le spectateur fait en regardant les images dans un certain ordre. Avant de parler du montage, Mitry fait une cette distinction entre la photographie et l’image cinématographique :

Au cinéma, l’image montrel’objet. Mais elle ne se contente pas de le montrer: elle le donne avec ses singularités, sa personnalité évidente. Ce n’est pas unechaise qui m’est donnée mais cette chaise et, mieux encore, un certain aspect de cette chaise en rapport avec un certain aspect des choses qui lui sont contiguës.

Ci-dessus, Mitry parle du fait que chaque image qui nous est imposée sur le grand écran n’est pas un moyen d’expression au même titre que des photos quelconques, sans avoir un rapport entre elles. Chaque image cinématographique doit être vue dans un contexte puis qu’elle fait partie d’un tout, d’une continuité expressive. Le théoricien continue à propos du montage :

Une image exprime. Elle ne répète pas simplement le monde. (…) Mais deux, mais plusieurs images mises côte à côte dans un ordre quelconquesont déjàun moyen d’expression : elles fondent certains rapports, suggèrent certaines relations, s’organisent en récit. Les images d’une femme assise dans un bar, celles d’un homme qui regarde on ne sait quoi, ne disent rien de plus que ce qu’elles nous montrent. Mais si, les réunissant, je montre : une femme assise, un homme regarde, la main qui porte au doigt une bague sertie de diamants, je n’aurai pas seulement décrit l’acte de regarder ; j’aurai, du même coup, suggéré un caractère.

Nous voyons la différence entre un ensemble quelconque d’images ou de photos et un agencement conscient de ces images selon ce qu’on veut raconter. La conscience crée le moyen d’expression, ce qui est le cinéma au sens large du terme. Comme le cinéaste russe Sergei Eisenstein, Jean Mitry donne beaucoup d’importance au montage, car c’est l’un des moyens qui contribuent, au cinéma, à créer le sens. Et c’est un trait important qui distingue le cinéma de l’art de la photographie : la présence du mouvement. Bien que la photographie soit, par les termes de Barthes, « une conscience de l’avoir-été-là », le cinéma est très proche d’un « être-là » vivant, grâce au mouvement.

Prenons l’exemple de Monsieur Verdoux, un film de Charles Chaplin, qui date de 1947. Monsieur Verdoux est un criminel qui épouse les dames riches et seules, afin de les tuer et hériter leurs biens. 

Sur ces quatre images tirées du film, nous pouvons clairement voir une narration cinématographique. 

Dans la première (a) image, nous voyons Monsieur Verdoux marcher vers une chambre avec une dame, la deuxième image nous dicte qu’elle est déjà entrée dans la chambre, l’image « c » nous démontre que Verdoux entre également dans la chambre, dernièrement, l’image « d » décrit que Verdoux sort seul de la chambre, puisqu’il ferme la porte en frappant. Nous pouvons remarquer la présence d’une narration filmique car nous savons, en tant que spectateur, le sujet du film et nous sommes témoins des effets sonores et visuels, ainsi que des paroles.

Mais si nous prenions ces quatre images comme des photographies, nous ne pourrions jamais comprendre que Monsieur Verdoux a tué cette femme, juste après avoir contemplé le clair de Lune. 

D’après le sémioticien Christian Metz, le mouvement apporte un relief dans la perception du spectateur. Dans son article « A propos de l’impression de réalité au cinéma », Metz souligne ce caractère crédible du mouvement. D’après lui, « le mouvement apporte le relief, et le relief apporte la vie ».

Il est vrai que la « re-production » du mouvement par le mouvement crée aux yeux du spectateur un effet de réalité vivant, présent et très proche de lui. Metz parle de cet effet de réel :

Plus que le roman, plus que la pièce de théâtre, plus que le tableau du peintre figuratif, le film nous donne le sentiment d’assister directement à un spectacle quasi réel. (…) Il y a un mode filmique de la présence, et qui est largement crédible. Cet air de réalité, cet empire si direct sur la perception, ont le don de faire courir les foules. 

Nous voyons que d’après Metz, le cinéma est plus crédible que le roman, le théâtre et la peinture, on peut évidemment ajouter à cette liste la sculpture. La raison en est dans la présence vivante du mouvement. Dans l’emprise filmique, selon Metz, il se trouve deux éléments : la présence et la proximité. Ces deux éléments, avec l’apport du mouvement, créent l’impression de réalité.

Il faut également parler ici des idées de Marcel Martin, car il attire l’attention sur le fait que la caméra est un enregistreur parfait de la réalité :

L’image filmique restitue exactement, totalement, ce qui est offert à la caméra et l’enregistrement qu’elle fait de la réalité est, par définition, une perception objective. (…) L’image filmique est donc avant tout réaliste ou, pour mieux dire, douée de toutes les apparences (ou presque) de la réalité.

N’oublions pas que le spectateur joue un grand rôle dans la création de cette impression de réalité. Cette réalité est en fait une illusion, une copie : le mouvement que le spectateur voit sur le grand écran est la « re-production » de ce même mouvement, donc il paraît réel ; mais le mouvement n’est pas tangible, il est immatériel, c’est pourquoi le spectateur sait qu’il ne regarde pas à un objet réel. Ce sont alors les assises psychologiques de l’impression de réalité qui entrent en jeu : 

C’est en effet une loi générale de la psychologie que le mouvement, à partir du moment où il est perçu, est le plus souvent perçu comme réel, contrairement à bien d’autres structures visuelles.

Le spectateur transforme ce qu’il voit sur l’écran à des séquences de réalité, il perçoit ces images en les référant à une notion de réalité très forte. Et la raison n’est pas seulement la réalité et la crédibilité des images, mais aussi l’absence de réalité dans les moyens de représentation. Christian Metz s’explique :

Il conviendrait de distinguer beaucoup plus nettement (…) entre deux problèmes différents : d’une part, l’impression de réalité provoquée par la diégèse, par l’univers fictionnel, par le « représenté » propre à chaque art, et d’autre part la réalité du matériauemployé dans chaque art aux fins de représentation ; d’un côté, c’est l’impression de réalité, de l’autre la perception de la réalité, c’est-à-dire tout le problème des indices de réalité inclus dans le matériau dont dispose chacun des arts de représentation.

 Metz fait ici une constatation très importante, qui permet de répondre à la question : le cinéma est-il l’art le plus proche du réel seulement par le caractère réel des images qu’il présente ? La réponse est oui et non. Oui parce que ce sont ces images réalistes, comme le dit Martin, qui provoquent une impression de réalité chez le spectateur ; et non car c’est aussi l’absence de vie qui entre en jeu, dans les moyens dont le cinéma nous est transposé. Autre que le caractère immatériel du mouvement, il n’y a rien qui puisse nous rappeler, pendant la vision d’un film, que nous sommes en train de regarder à une copie. Au contraire, les moyens dont le théâtre dispose pour se représenter sont très apparents pour le spectateur : 

Le spectacle théâtral ne parvient pas à être une reproduction convaincante de la vie parce qu’il fait lui-même partie de la vie, et trop visiblement ; il y a les entr’actes, le rituel social, l’espace réel de la scène, la présence réelle de l’acteur ; tout cela pèse d’un trop grand poids pour que la fiction développée par la pièce soit ressentie comme réelle.

Ce sont ces « réalités » visibles (dans les moyens de représentation) qui empêchent la réalisation de l’illusion de réalité dans les arts visuels. Nous pouvons ajouter à cette liste dressée par Henri Wallon, tous les autres matériaux qui font partie des moyens de représentation : le décor théâtral, le mur sur lequel une photo ou une peinture est présentée, les espaces où les peintures et les sculptures sont exposées comme les musées ou les expositions.

Nous voulons reprendre un extrait d’une mise en scène réalisée par la troupe de théâtre « Cia Teatro Mosca » en Italie, d’une pièce de Büchner, intitulée « Woyzeck ».

La femme qu’on voit au centre, qui montre par sa main droite au spectateur son siège, est en fait une comédienne. Elle est en plein déguisement, elle porte l’habit qu’elle va porter tout le long de la pièce. Elle touche le spectateur de sa main gauche pour l’orienter vers les sièges.

Dans les quelques secondes qui suivent, nous voyons un autre comédien qui pousse brutalement un spectateur vers son siège, si bien que le spectateur risque de tomber par terre. 

C’est une mise en scène interactive, les comédiens sont apparemment en interaction avec les spectateurs. Mais c’est justement ce fait qui brise l’impression de réalité que cette pièce de théâtre allait provoquer chez le spectateur. Les comédiens parlent aux spectateurs, ils les regardent et les touchent. Ces trois éléments empêchent également la création de l’impression de réalité qui peut seulement se produire dans l’absence des « réalités » visibles, de ces moyens de représentation, propres à la plupart des pièces de théâtre.

En conclusion, ces trois éléments nous montrent pourquoi le cinéma est une forme d’art plus conforme à créer une illusion du réel, une impression de réalité aux yeux du spectateur : la « re-production » du mouvement par le mouvement, la caméra n’enregistrant que le réel par excellence et l’absence des indices de réalité dans les moyens de représentation.

Nous avons vu que, le cinéma est la seule forme d’art qui puisse « re-produire » un mouvement en réalisant exactement ce même mouvement : soit un homme qui marche dans la rue, soit l’explosion d’une voiture, ou encore la fin du monde. Ces actions peuvent êtres exactement enregistrés, ce qui est impossible pour les autres formes d’art visuelles. Cette impossibilité prend source dans la construction, la réalisation et la nature de ces formes d’art.

D’autre part, nous avons constaté que la caméra, par sa nature, est un enregistreur objectif et réaliste, elle a la capacité de montrer exactement ce qu’elle vient d’enregistrer. Et cela aide, il va sans dire, à la reproduction exacte des mouvements que le spectateur rencontre dans la vie quotidienne. 

Contrairement au théâtre ou à la photographie, le cinéma ne dispose pas des moyens qui vont interrompre la perception du spectateur : celui-ci entre dans la salle de cinéma, il s’assoit et quand le film commence, il est seul avec les images qui lui sont imposées dans l’obscurité. Il n’y a rien qui puisse intervenir dans cette perception personnelle, subjective par excellence.

H. Necmi Öztürk

(Article publié dans la revue académique “Dilbilim” no. 29, en 2015)

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